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Thursday, 10 October 2013

La Compétition dans les Sociétés du haut Moyen-Age: Aspects matériaux et idéologiques

[This is the paper I presented at a conference in Rome last week on La Compétition dans les Sociétés du haut Moyen-Age, held at the École Française de Rome and the Universtà di Rome Tre.  Many thanks to Régine Le Jan for the invitation.  I wrote it straight into 'French' (though I'm grateful to Giusto Traina and to my partner, to whom we'll just refer as Dr Bossy, for translating it from that into actual French) so I don't have an English text to post.  I will add an English précis later.]

Dans l’antiquité tardive et au haut moyen-âge l’immatériel pouvait être estimé à un prix plus cher que le matériel.  Il suffit par exemple de rappeler la figure du sanctus, le saint homme, qui rejette absolument la richesse matérielle et qui le fait avec autant d’ostentation que le noble, somptueusement vêtu, manifestant son statut social devant ses rivaux à la cour du roi ou dans l’armée.  De ces deux hommes, il est difficile de dire lequel montre le plus grand pouvoir: l’aristocrate riche et puissant devant le roi, ou le saint homme, manifestement pauvre, devant Dieu.

Au haut moyen-âge on ne se limitait pas à se disputer des richesses matérielles, mais aussi de ressources immatérielles voire idéologiques.  Ceci est bien connu et pourtant je me vois obligé de rappeler quelques notions de base.  D ‘abord, l’économie du haut moyen-âge présente des différences significatives par rapport à l’économie moderne.  On ne peut parler d’économie monétaire, car les relations passaient régulièrement par des échanges de dons; les liens sociaux se fondaient fréquemment sur ces échanges et ainsi de suite.  Même si désormais ces constats sont acquis par les historiens il me semble que nous avons trop tendance à mettre l’accent sur l’aspect matériel des ressources.  Pour cette raison je voudrais développer les implications de ces idées : penser les aspects immatériels des ressources dans la politique altimédiévale pourrait avoir des implications plus profondes et de plus longue portée que nous avons peut-être imaginé.  Quand nous considérons la compétition dans les sociétés du haut Moyen-âge il convient de réévaluer les relations entre les ressources matérielles et les ressources idéologiques ou immatérielles.

Je voudrais commencer avec le fameux titre 36.11 de la Lex Ribvaria.  En précisant comment payer les amendes, les wergelds, ce titre présente une liste d’équivalences.  J’ai traduit le texte de l’édition MGH.

Un taureau cornu voyant, en bonne santé vaut 2 solidi
Une vache cornue, voyante en bonne santé - 3 solidi
Un étalon voyant, en bonne santé, vaut 12 solidi
Une jument voyante, en bonne santé - 3 solidi
Une épée avec son fourreau vaut 7 solidi
Une épée sans fourreau - 3 solidi
Un bon haubert vaut 12 solidi
Un casque – 6 solidi
De bons bagnbergas­ (ce terme fait référence à une sorte d’armure pour les jambes mais on ne dispose pas d’informations plus précises) - 6 solidi
Lance et bouclier – 2 solidi  ... etc.

À base de cette liste il est possible de constater certaines équivalences de valeur.  Renée Doehaerdt, par exemple, a proposé une telle interprétation de ce titre.  Une épée avec son fourreau valait trois taureaux et demi, ou deux taureaux et une vache.  Un étalon valait quatre vaches.  Un équipement complet de guerrier coûtait 45 solidi, c’est à dire 15 vaches, ou 22 taureaux, un petit troupeau de bétail.  On en a fréquemment déduit que l’équipement militaire était très coûteux à l’époque et donc devait être réservé aux riches, aux aristocrates.

Cette conclusion n’est pas fausse, mais à mon avis elle est fondée en partie sur une erreur.   C’est à dire que le solidus n’était pas une unité standardisée, comme l’euro ou le livre d’aujourd’hui.  Le solidus n’était pas un moyen neutre d’échange.  De nos jours, n’importe quel objet peut être évalué à un certain nombre d’euros; on peut comparer deux objets par rapport à leur prix.  Quelque chose qui coûte 10 euros est donc deux fois plus cher, ou plus valable, que quelque chose qui ne coûte que 5 euros, etc.  Si j’avais le temps je pourrais calculer mon salaire, payé en livres Sterling, en Mars-bars.  Avec une telle somme d’argent on peut acheter soit des milliers de Mars bars soit un professeur d’histoire médiévale.

Mais les choses étaient tout-à-fait différentes au haut moyen-âge.  Il y avait, évidemment très peu de solidi en Gaule quand la Lex Ribvaria était rédigée: le solidus était alors une simple unité de compte.  Les évaluations de la Loi Ripuaire tenaient compte non seulement du prix des objets ou de leur valeur intrinsèque mais de leur valeur sociale.  L’importance de la valeur sociale de l’objet est illustré par le fait que les forgerons (et les fabricants de fourreaux) n’étaient pas les super-riches du haut-moyen-âge!  La différence entre le prix d’une épée avec fourreau et celui d’une épée sans fourreau en est un exemple; la présence du fourreau double le prix de l’épée. Les évaluations de la loi tiennent compte aussi de la valeur sociale des objets.  Par ‘valeur social’ je veux dire les choses, les actions, les activités qui sont mises à la disposition de celui qui possède l’objet.  Par exemple, la possession d’une douzaine de vaches ne permettait au propriétaire que la participation dans les activités des pâtres.  Par contre, la possession d’une épée ouvrait la voie à la participation dans l’armée, c’est-à-dire dans l’institution politique la plus importante de l’époque.  Si on possédait une épée on pouvait ainsi rencontrer des hommes puissants et établir des relations avec eux.  Dans la société occidentale moderne, on peut fonder sa fortune sur n’importe quel genre de biens – les vaches, le pain, les stylos – et on peut devenir ainsi millionnaire ou conseiller d’état.  Ce n’était pas (ou très rarement) le cas au haut moyen-âge quand on prêtait plus attention à quel type de richesse on possédait.

On pouvait, bien-sûr, utiliser les vaches, les taureaux etc., comme des dons pour établir des liens sociaux, pour créer un réseau d’alliés, ou pour s’assurer du soutien dans la communauté locale.  Il faut cependant souligner le fait que ce genre de don ne marchait qu’à un niveau social inférieur.  Par contre, le don d’une épée ou d’un harnachement étaient fort estimés à des niveaux sociaux plus élevés.

Il existe plusieurs chartes où un laïc donne une terre à un monastère et reçoit un cheval en retour.  On ne devrait pas pour autant conclure – comme je l’ai fait moi-même il y a dix ans! – qu’un cheval avait la même valeur qu’une parcelle de terre.  Cela ne veut pas dire que les chevaux ne coûtaient pas chers à l’époque. Il faut se souvenir du fait que les chevaux étaient très vulnérables pendant les campagnes militaires, vulnérables à des maladies, à des blessures, etc.   Pour cette raison, beaucoup de campagnes ont été coûteuses en chevaux.  Les guerriers riches avaient donc plusieurs chevaux.  Si un cheval avait coûté l’équivalent d’un terrain, d’une assiette foncière, il est difficile d’imaginer comment les armées auraient pu comprendre des centaines – ou des milliers – de guerriers montés, beaucoup d’entre eux avec deux chevaux ou plus.   Ce qui compte dans ces échanges est la création de liens sociaux et politiques entre le laïc et le monastère.  La charte conserve la mémoire de ce lien autant qu’elle confirme le transfert légal de propriété foncière.  La possession d’un cheval (ou probablement un cheval de plus) permettait, ou rendait plus pratique, la participation de l’individu dans l’armée, et c’était le symbole même de cette possibilité.  Donc on devrait voir ces échanges comme des actes d’importance socio-politique et non seulement comme de simples transactions matérielles ou économiques.  Je dirais même que pour les hommes du moyen âge c’était l’importance sociale qui pesait le plus lourd.

L’autre aspect de ces échanges est la cérémonie, le rituel.  Pour les raisons que je viens d’esquisser, le rôle de la cérémonie était parfois plus important que la valeur économique des objets échangées.  La cérémonie se déroule devant des témoins tirés des notables de la société locale.  On démontrait ainsi les relations établies par cet acte: l’association avec le monastère, la protection peut-être de ce dernier, la puissance du monastère, la portée de son patronat, etc. 

Je voudrais poursuivre ces idées à travers une considération des chartes précoces Mérovingiennes.  J’ai choisi des chartes royales du septième siècle, éditées par Theo Kölzer, et des chartes de l’abbaye de Wissembourg en Alsace, éditées par Glöckner et Doll.  Il faudrait d’abord souligner le fait que je ne propose pas de conclusions valables pour toutes les chartes médiévales.  À mon avis, on ne devrait pas imaginer la charte comme un genre qui n’évolue pas dans le temps et dans l’espace, mais au contraire comme une production quasi-littéraire qui répondait à des changements sociaux et politiques.  Ce que je vais dire sur les chartes Mérovingiennes du septième et huitième siècle précoce n’est pas valable même pour celles du huitième siècle tardif, sans parler d’autres régions comme l’Angleterre anglo-saxonne ou d’autres périodes plus tardives. 

Il est intéressant de noter que ces chartes précoces précisent très rarement quels biens matériels ont été donnés ou échangés.  Il paraît que les relations créées par l’acte importaient beaucoup plus que les objets donnés.  Pendant la plupart du septième siècle, les chartes royales authentiques sont majoritairement des confirmations de dons aristocratiques. Les chartes de fondation pour Stavelot-Malmédy sont exceptionnelles par leur description de la forêt et de son étendue, et par la précision qu’on est allé autour de l’aire donnée de la forêt, en marquant ses bornes.  La majorité des chartes ne parlent que des choses en générale, comme dans la formule una cum mansis, domibus seu mancipiis vel accolis ibidem commanentibus seu campis pratis pascuis siluis et forastis. J’ai tiré cette phrase d’une charte de Wissembourg rédigé en 713, mais l’expression est assez typique.  Cette charte de Wissembourg précise que le terrain donné se situait entre deux ou trois petites rivières et une voie ou point de repère, et que la partie donnée des forastis comprenait la moitié de la forêt.  Elle précise également que le donateur transfert un quart de sa portion de ses terres dans les Vosges.  Pourtant, en générale, l’absence d’informations dans les chartes est typique. On n’y fait guère mention, par exemple, du nombre ou de l’étendue des mansi, campi et prati donnés, ni des bornes de ces territoires ; il est de même pour le nombre (et les noms) des mancipii et accolae.  Les noms des mancipii apparaissent assez fréquemment dans ces chartes, mais les informations précises des propriétés foncières ne sont presque jamais mentionnées.

Ce silence est frappant.  On doit imaginer que d’autres documents ou du savoir local (la mémoire des boni homines) devait être invoqués pour que les chartes aient une valeur légale en cas de dispute.  Mais ces informations ou précisions n’ont laissé aucune trace dans la documentation qui nous reste.  Le document qu’on gardait le plus, avec l’intention évidente de le garder à jamais, était la charte confirmant la relation entre le donateur et le monastère.  Ce fait pourrait modifier, de manière subtile mais significative, comment nous interprétons ces documents.  Il donne à réfléchir aux historiens, comme moi par exemple, qui ont utilisé ces chartes pour étudier les détails de la propriété aristocratique (ou monastique), le pouvoir fondé sur la terre, les notions contemporaines de l’habitat, et les communautés rurales.  Je ne dis absolument pas qu’il n’y avait pas de don réel de terres etc. derrière ces chartes. Il est néanmoins possible que le contrôle des ressources foncières soit plus lâche à cette époque précoce qu’on n’a imaginé.  Quoi qu’il en soit, ce que je trouve assez surprenant, est le fait que les contemporains n’ont pas conservé les détails des terres données.  Si on compare ces chartes aux documents compris dans les formulaires, cette conclusion devient plus remarquable.  Les documents modèles des formulaires sont obsédés par les détails légaux des transactions.  Tout se passe comme si les auteurs des chartes avaient adopté ces formules et les avaient copiées directement, sans insérer les détails imaginés par les auteurs de ces derniers.  Les intentions des auteurs des formulaires semblent donc très différentes de celles des auteurs des chartes.  Les chartes conservent la mémoire de l’acte de donation, de la cérémonie et des relations socio-politiques ainsi créées.  Donc il parait que ce qui comptait le plus pour ceux qui participaient dans ces échanges était les relations socio-politiques, l’immatériel plutôt que le matériel.  Ceci changeait pendant le huitième siècle, sans doute.   On trouve des informations de plus en plus précises dans les chartes de cette époque.  La gestion des terres par les monastères devient plus serrée à la fin du huitième et au cours du neuvième siècle.

On peut tirer des conclusions semblables pour les soumissions aux rois francs des ducs ou des princes des pays limitrophes, comme l’ont souligné beaucoup d’historiens: chaque partie gagne.  Les rois ou les empereurs manifestent aux hommes importants du royaume (qui étaient peut-être leurs concurrents pour le pouvoir), la puissance royale, en faisant soumettre des princes à leur autorité; les princes, de leur côté, montrent à leurs propres aristocrates qu’ils ont le soutien du roi.

Je suis arrivé à ces observations après une étude de la guerre et de la prédation que j’ai entrepris pour un colloque qui a eu lieu à Francfort l’année dernière.  L’historiographie de la guerre au haut moyen-âge et celle de l’habitat et de l’économie ont suivi toutes les deux des trajets assez différents ; il est donc intéressant de les faire confronter.  Une telle confrontation découvre quelques problèmes de l’histoire traditionnelle de la guerre et de la politique.  On imagine souvent qu’on a fait la guerre pour prendre le butin de l’ennemi.  Ce butin fournit aux rois des dons pour des aristocrates puissants, ces aristocrates peuvent ainsi faire des dons à leur tour à leurs adhérents, etc.  Dans cette perspective, c’était le butin qui a huilé la machine politique du royaume haut-médiéval.  D’après la thèse célèbre de Timothy Reuter, l’absence de guerre a entrainé le déclin du royaume ouest-franc au neuvième siècle.  Par contre, le royaume est-franc pouvait mener des guerres contre les Slaves, par exemple, et donc est resté plus fort.  On pourrait proposer des hypothèses semblables pour d’autres royaumes du haut moyen-âge: l’Espagne Wisigothique, par exemple.  Ça va sans le dire qu’il s’agit ici d’une thèse et d’un historien exceptionnels, mais il y a quelques problèmes avec cet argument.  Quand on tient compte des données archéologiques on a raison de demander d’où venait ce butin.  Pendant beaucoup du haut moyen-âge, avant le neuvième siècle, les habitats ruraux étaient assez pauvres; il n’existait pas de grandes villes commerciales, même les habitats aristocratiques ne laissaient pas de traces matérielles riches; seules les monastères et les grandes églises contenaient des richesses, et les armées chrétiennes ne saccageaient pas ces bâtiments sacrés – ou au moins on ne les saccageait pas d’habitude!  Il y a environ treize ans, à un colloque à Birmingham, Chris Wickham a comparé la fréquence des invasions franques de l’Italie et la pauvreté matérielle des habitats de l’Italie du nord.  Dans sa communication, il s’est posé la question de ce que les Francs ont pillé dans ce paysage.  On pourrait plaisanter en disant que la pauvreté archéologique de la région manifeste le succès et la rigueur des pilleurs francs, mais l’absence de donnés archéologiques pose un problème historiographique réel. En plus, beaucoup, même la plupart, des campagnes militaires se conduisaient dans des paysages frontalières pauvres, comme les territoires Basques des Pyrénées, la marche Bretonne, la frontière slave, les marches anglo-galloises.

Donc il semble probable que les razzias ne pouvaient pas produire un riche butin.  Pour gagner ce genre de butin il fallait battre l’armée ennemie, ou la réduire à la soumission.  Les guerriers prenaient leurs richesses avec eux, en forme d’armes et d’harnachement somptueusement décorés, en forme de vêtements riches, et en forme de chevaux avec harnachement richement orné.  Également, les rois amenaient leurs trésors avec eux, comme beaucoup d’histoires le confirment.  Charles le Chauve – commandant fort et créateur mais peu heureux – a deux fois perdu son trésor après une défaite, une fois contre les Bretons, et une fois contre son neveu, Louis le Jeune.  Les annales de Fulda décrivent cette dernière défaite en détail, mentionnant des vendeurs de boucliers et d’autres négociants qui suivaient l’armée de Charles.  De plus, une interprétation séduisante du Staffordshire Hoard est que les objets dans ce trésor faisaient partie d’un tribut payé aux vainqueurs après une bataille.  Beaucoup de ces objets sont des appliqués, brisés brusquement par une poignée d’épée.

Ceci dit, les batailles étant assez rares, même si elles étaient plus fréquentes qu’à des époques plus récentes. Il est donc question de savoir pourquoi les rois sont allés en campagne si souvent.  Pourquoi les aristocrates ont-ils voulu aller en guerre?  Et ce qui est clair est qu’ils l’ont bien voulu; on pourrait citer des cas fameux d’aristocrates francs du sixième siècle qui menaçaient avec violence leurs rois afin qu’ils leur mènent en campagne - même des rois redoutables comme Thierry I et Chlothaire I !  Il me semble que l’explication de la fréquence de ces campagnes devrait reconnaître l’importance des ressources immatérielles qu’on pouvait gagner en faisant la guerre: à savoir, le patronat du roi ou des aristocrates les plus puissants ; l’opportunité de faire preuve de dextérité avec les armes, ou de son habilité stratégique ou tactique ; l’occasion de se montrer fort, hardi, courageux, fidèle.  On doit se souvenir de la base belliqueuse ou militaire sur laquelle se reposait tant d’identités du haut moyen-âge: l’ethnicité franque (ou gothe, ou lombarde), la masculinité, la noblesse.  Comment serait-il possible de démontrer qu’on occupait une telle position dans la société sans aller en campagne de temps en temps, sans faire preuve de ces bases fondamentales de l’identité?  Il faut également tenir en compte le fait que l’armée était la principale institution politique du royaume.  Faire partie de l’armée, c’est participer à la politique.  Dans l’armée on pouvait renouveler des liens avec ses alliés et ses subordonnés, on pouvait recevoir des titres, des honores et d’autres faveurs du roi.  On pouvait grimper l’échelle sociale.

L’affaire célèbre de Matfrid et Hugo en 827 trouble la thèse de Reuter mais soutient l’interprétation que je viens de proposer.  Louis le Pieux a dirigé Matfrid et Hugo à la marche hispanique pour combattre une invasion par les Musulmans de l’Espagne, mais ces deux hommes ont assemblé une armée et ils ont marché si lentement que l’affaire était terminé avant leur arrivée.  Si le butin était le sine qua non de la politique, pourquoi est-ce qu’ils auraient hésité?  L’Espagne était une région plus riche que les autre pays limitrophes de l’empire Carolingien.  Si on suit la thèse de Reuter, ceci aurait été une opportunité excellente de prendre du butin et de revenir à la cour avec des trésors que Matfrid et Hugo auraient pu utiliser ensuite pour assurer leur prééminence auprès du roi.  Mais faire la guerre en Espagne signifiait l’éloignement du centre politique du royaume ;  on courait ainsi le risque de perdre la faveur de l’empereur et d’abandonner le principal champ de lutte politique à ses rivaux. Accompagner l’empereur en campagne, c’est important pour toutes les raisons que je viens de décrire; pourtant, conduire une campagne loin de son empereur et de ses rivaux, c’est toute autre chose.

Revenons donc à la soumission des chefs, des princes ou même des rois gouvernant des territoires ou des peuples périphériques: des Basques, par exemple, des Bretons, des Saxons peut-être.  Les Saxons payaient un tribut de 500 vaches par an.  Il est difficile d’imaginer qu’un roi Mérovingien comme Chlothaire I ait beaucoup prisé un don de 500 vaches, étant donné ses vastes ressources.  Qu’est-ce que les chefs Basques ont donné aux rois Wisigothiques ou Francs quand les armées franques ou gothes ravageaient leurs territoires?  Des moutons peut-être?  Du fromage?  Quelles richesses ont les rois mineurs Gallois données au roi de Mercia?  Je voudrais suggérer que le contenu précis du tribut importait beaucoup moins que l’acte rituel de donation, de soumission, observé par les grands des deux royaumes.  Il y a deux histoires qui suggèrent que les objets acquis en campagne pouvaient être restitués aux propriétaires.  La Vie du saint anglo-saxon Guthlac fait mention de son remboursement d’un tiers du butin qu’il avait pris dans ses campagnes.  La célèbre histoire du vase de Soissons fait également penser à la possibilité, au moins, du retour d’objets valables pillés par des bandes de guerriers.

Enfin, je reviens aux chartes Mérovingiennes.  Serait-il possible d’imaginer que les terres et d’autres ressources données aux monastères étaient moins importantes que l’acte de donation?  Et que cette importance relative se laisse apercevoir par l’absence de détail dans ces documents, une absence qui peut surprendre d’un point de vue légal? 

Je suggère que le capital le plus important qui circulait dans l’économie du haut moyen-âge jusqu’au neuvième siècle, qui circulait derrière la liste des prix ou des équivalences de la Loi Ripuaire, était le capital social et politique.  Bien entendu, ce type de capital prenait une forme matérielle, mais la relation entre le capital matériel et le capital social n’était pas toujours directe, comme c’est le cas aujourd’hui.  Le capital matériel et le capital social pouvaient être associés de façon purement symbolique ou métonymique.  Les objets pouvaient être, pour employer une expression anglaise philosophique, des ‘placeholders’ pour des relations sociales.  Évidemment l’importance des relations établies par un don, ou le statut des personnages ainsi liés, pouvaient se traduire par la valeur des objets échangés.  Faire ce lien entre la valeur matérielle et la valeur sociale du don serait même la norme.  Cependant, je voudrais briser la relation automatique ou nécessaire entre ces deux éléments.  Il est possible que des objets qui nous semblent assez banales, comme des boucles de ceinture (qui étaient très simples au sixième siècle), aient porté un symbolisme riche en signification sociale.  Si on peut se fier au témoignage de la Loi Ripuaire, le fourreau était aussi valable que l’épée.  Des objets pouvaient porter en eux des mémoires, des traditions, des histoires; ils pouvaient agir, pour parler ainsi, sur des acteurs humains de l’époque, sans que la valeur intrinsèque de ces objets soit évidente aux chercheurs modernes.  On pouvait naturellement rapprocher ces deux aspects du don, avec, par exemple, l’ornementation des reliques et de leurs châsses.  Mais pas toujours.  Prenons, par exemple, la sainte lance conservée à la Schatzkammer à Vienne, avec son étiquette amusante: “Heilige Lanze (Karolingische: 8. Jahrhundert)”.  Ce n’est qu’un fer de lance assez banale mais ... c’est la sainte lance.

Je suggère que les objets signifiaient none seulement les relations formelles, les rôles &c. mais aussi ce que ces relations, ces rôles devaient ou même pouvaient être.  C’est à dire, dans la vocabulaire de Jacques Lacan, qu’ils fonctionnaient non seulement dans le champ du symbolique mais aussi dans le champ de l’imaginaire.  Ceci ouvre un espace de signification qui ne pouvait être rempli par le simple valeur matérielle ou sociale ou la fonctionnalité.

En conclusion, je ne veux pas suggérer que les objets de valeur matérielle n’étaient pas estimés par les hommes du moyen âge.  Je ne pense pas qu’il n’y ait pas de rapport entre la valeur intrinsèque d’un objet et l’importance, soit des personnes qui les possèdent, soit des relations sociales établies ou manifestées par le don d’un tel objet.  Je ne soutiens pas l’hypothèse que la compétition sociale ne concernait pas les choses matérielles, ou les bases foncières de la production. 


Ce que je propose est simplement quelques modifications à l’interprétation de la compétition socio-politique du haut moyen-âge.  Je voudrais d’abord briser le lien souvent imaginé entre la valeur monétaire ou matérielle et la valeur sociale d’un objet ou d’une ressource.  Nous devrions mettre l’accent plus souvent sur les ressources sociales ou politiques – l’immatériel, l’idéologique.  Au haut moyen-âge on se rivalisait pour des choses intangibles: le patronat, le soutien, l’alliance.  Ces ressources étaient peut-être plus limitées que les ressources matérielles.  En fin de compte il existait un ‘zero-sum game’ concernant l’accès à ces ressources, bien que beaucoup d’historiens  aient justement mis en question l’existence d’un tel jeu en ce qui concerne les ressources matérielles.  A cette époque, on pouvait partager des biens matériels, des assiettes fiscales et foncières, des forêts, des revenus des terres, des services.  C’était beaucoup plus difficile de partager l’importance, l’influence, le privilège, la préséance – les choses qui dominaient la politique du haut moyen-âge et qui gouvernaient ses dynamiques.  Au point de vue des ressources immatérielles, la compétition dans les sociétés du haut moyen-âge était plus acharnée que nous l’avons imaginé.