[This is the paper I presented at a conference in Rome last week on La Compétition dans les Sociétés du haut Moyen-Age, held at the École Française de Rome and the Universtà di Rome Tre. Many thanks to Régine Le Jan for the invitation. I wrote it straight into 'French' (though I'm grateful to Giusto Traina and to my partner, to whom we'll just refer as Dr Bossy, for translating it from that into actual French) so I don't have an English text to post. I will add an English précis later.]
Dans l’antiquité tardive et au haut moyen-âge
l’immatériel pouvait être estimé à un prix plus cher que le matériel. Il suffit par exemple de rappeler la figure
du sanctus, le saint homme, qui rejette
absolument la richesse matérielle et qui le fait avec autant d’ostentation
que le noble, somptueusement vêtu, manifestant son statut social devant ses
rivaux à la cour du roi ou dans l’armée.
De ces deux hommes, il est difficile de dire lequel montre le plus grand
pouvoir: l’aristocrate riche et puissant devant le roi, ou le saint homme,
manifestement pauvre, devant Dieu.
Au haut moyen-âge on ne
se limitait pas à se disputer des richesses matérielles, mais aussi de ressources
immatérielles voire idéologiques. Ceci
est bien connu et pourtant je me vois obligé de rappeler quelques notions de
base. D ‘abord, l’économie du haut
moyen-âge présente des différences significatives par rapport à l’économie
moderne. On ne peut parler d’économie monétaire,
car les relations passaient régulièrement par des échanges de dons; les liens
sociaux se fondaient fréquemment sur ces échanges et ainsi de suite. Même si désormais ces constats sont acquis
par les historiens il me semble que nous avons trop tendance à mettre l’accent
sur l’aspect matériel des ressources.
Pour cette raison je voudrais développer les implications de ces idées :
penser les aspects immatériels des ressources dans la politique altimédiévale pourrait
avoir des implications plus profondes et de plus longue portée que nous avons peut-être
imaginé. Quand nous considérons la
compétition dans les sociétés du haut Moyen-âge il convient de réévaluer les
relations entre les ressources matérielles et les ressources idéologiques ou
immatérielles.
Je voudrais commencer
avec le fameux titre 36.11 de la Lex
Ribvaria. En précisant comment payer
les amendes, les wergelds, ce titre présente une liste d’équivalences. J’ai traduit le texte de l’édition MGH.
Un taureau
cornu voyant, en bonne santé vaut 2 solidi
Une vache
cornue, voyante en bonne santé - 3 solidi
Un étalon voyant,
en bonne santé, vaut 12 solidi
Une jument
voyante, en bonne santé - 3 solidi
Une épée avec
son fourreau vaut 7 solidi
Une épée sans
fourreau - 3 solidi
Un bon haubert
vaut 12 solidi
Un casque – 6
solidi
De bons bagnbergas (ce terme fait référence à
une sorte d’armure pour les jambes mais on ne dispose pas d’informations plus
précises) - 6 solidi
Lance et
bouclier – 2 solidi ... etc.
À base de cette liste il est possible de constater
certaines équivalences de valeur. Renée
Doehaerdt, par exemple, a proposé une telle interprétation de ce titre. Une épée avec son fourreau valait trois
taureaux et demi, ou deux taureaux et une vache. Un étalon valait quatre vaches. Un équipement complet de guerrier coûtait 45 solidi, c’est à dire 15 vaches, ou 22
taureaux, un petit troupeau de bétail.
On en a fréquemment déduit que l’équipement militaire était très coûteux
à l’époque et donc devait être réservé aux riches, aux aristocrates.
Cette conclusion n’est pas
fausse, mais à mon avis elle est fondée en partie sur une erreur. C’est à dire que le solidus n’était pas une unité standardisée, comme l’euro ou le
livre d’aujourd’hui. Le solidus n’était pas un moyen neutre
d’échange. De nos jours, n’importe quel
objet peut être évalué à un certain nombre d’euros; on peut comparer deux
objets par rapport à leur prix. Quelque
chose qui coûte 10 euros est donc deux fois plus cher, ou plus valable, que
quelque chose qui ne coûte que 5 euros, etc.
Si j’avais le temps je pourrais calculer mon salaire, payé en livres
Sterling, en Mars-bars. Avec une telle
somme d’argent on peut acheter soit des milliers de Mars bars soit un
professeur d’histoire médiévale.
Mais les choses étaient
tout-à-fait différentes au haut moyen-âge.
Il y avait, évidemment très peu de solidi
en Gaule quand la Lex Ribvaria était rédigée:
le solidus était alors une simple
unité de compte. Les évaluations de la
Loi Ripuaire tenaient compte non seulement du prix des objets ou de leur valeur
intrinsèque mais de leur valeur sociale.
L’importance de la valeur sociale de l’objet est illustré par le fait
que les forgerons (et les fabricants de fourreaux) n’étaient pas les
super-riches du haut-moyen-âge! La
différence entre le prix d’une épée avec fourreau et celui d’une épée sans
fourreau en est un exemple; la présence du fourreau double le prix de l’épée. Les
évaluations de la loi tiennent compte aussi de la valeur sociale des objets. Par ‘valeur social’ je veux dire les choses,
les actions, les activités qui sont mises à la disposition de celui qui possède
l’objet. Par exemple, la possession
d’une douzaine de vaches ne permettait au propriétaire que la participation
dans les activités des pâtres. Par
contre, la possession d’une épée ouvrait la voie à la participation dans
l’armée, c’est-à-dire dans l’institution politique la plus importante de
l’époque. Si on possédait une épée on
pouvait ainsi rencontrer des hommes puissants et établir des relations avec eux. Dans la société occidentale moderne, on peut
fonder sa fortune sur n’importe quel genre de biens – les vaches, le pain, les
stylos – et on peut devenir ainsi millionnaire ou conseiller d’état. Ce n’était pas (ou très rarement) le cas au
haut moyen-âge quand on prêtait plus attention à quel type de richesse on possédait.
On pouvait, bien-sûr,
utiliser les vaches, les taureaux etc., comme des dons pour établir des liens
sociaux, pour créer un réseau d’alliés, ou pour s’assurer du soutien dans la
communauté locale. Il faut cependant
souligner le fait que ce genre de don ne marchait qu’à un niveau social
inférieur. Par contre, le don d’une épée
ou d’un harnachement étaient fort estimés à des niveaux sociaux plus élevés.
Il existe plusieurs
chartes où un laïc donne une terre à un monastère et reçoit un cheval en retour. On ne devrait pas pour autant conclure –
comme je l’ai fait moi-même il y a dix ans! – qu’un cheval avait la même valeur
qu’une parcelle de terre. Cela ne veut
pas dire que les chevaux ne coûtaient pas chers à l’époque. Il faut se souvenir
du fait que les chevaux étaient très vulnérables pendant les campagnes
militaires, vulnérables à des maladies, à des blessures, etc. Pour cette raison, beaucoup de campagnes ont été
coûteuses en chevaux. Les guerriers
riches avaient donc plusieurs chevaux. Si
un cheval avait coûté l’équivalent d’un terrain, d’une assiette foncière, il est
difficile d’imaginer comment les armées auraient pu comprendre des centaines – ou
des milliers – de guerriers montés, beaucoup d’entre eux avec deux chevaux ou
plus. Ce qui compte dans ces échanges est
la création de liens sociaux et politiques entre le laïc et le monastère. La charte conserve la mémoire de ce lien
autant qu’elle confirme le transfert légal de propriété foncière. La possession d’un cheval (ou probablement un
cheval de plus) permettait, ou rendait plus pratique, la participation de
l’individu dans l’armée, et c’était le symbole même de cette possibilité. Donc on devrait voir ces échanges comme des
actes d’importance socio-politique et non seulement comme de simples
transactions matérielles ou économiques.
Je dirais même que pour les hommes du moyen âge c’était l’importance
sociale qui pesait le plus lourd.
L’autre aspect de ces
échanges est la cérémonie, le rituel. Pour
les raisons que je viens d’esquisser, le rôle de la cérémonie était parfois plus
important que la valeur économique des objets échangées. La cérémonie se déroule devant des témoins
tirés des notables de la société locale.
On démontrait ainsi les relations établies par cet acte: l’association
avec le monastère, la protection peut-être de ce dernier, la puissance du
monastère, la portée de son patronat, etc.
Je voudrais poursuivre
ces idées à travers une considération des chartes précoces Mérovingiennes. J’ai choisi des chartes royales du septième
siècle, éditées par Theo Kölzer, et des chartes de l’abbaye de Wissembourg en
Alsace, éditées par Glöckner et Doll. Il
faudrait d’abord souligner le fait que je ne propose pas de conclusions valables
pour toutes les chartes médiévales. À
mon avis, on ne devrait pas imaginer la charte comme un genre qui n’évolue pas
dans le temps et dans l’espace, mais au contraire comme une production quasi-littéraire
qui répondait à des changements sociaux et politiques. Ce que je vais dire sur les chartes
Mérovingiennes du septième et huitième siècle précoce n’est pas valable même
pour celles du huitième siècle tardif, sans parler d’autres régions comme
l’Angleterre anglo-saxonne ou d’autres périodes plus tardives.
Il est intéressant de noter
que ces chartes précoces précisent très rarement quels biens matériels ont été donnés
ou échangés. Il paraît que les relations
créées par l’acte importaient beaucoup plus que les objets donnés. Pendant la plupart du septième siècle, les
chartes royales authentiques sont majoritairement des confirmations de dons aristocratiques.
Les chartes de fondation pour Stavelot-Malmédy sont exceptionnelles par leur
description de la forêt et de son étendue, et par la précision qu’on est allé
autour de l’aire donnée de la forêt, en marquant ses bornes. La majorité des chartes ne parlent que des
choses en générale, comme dans la formule una
cum mansis, domibus seu mancipiis vel accolis ibidem commanentibus seu campis
pratis pascuis siluis et forastis. J’ai
tiré cette phrase d’une charte de Wissembourg rédigé en 713, mais l’expression
est assez typique. Cette charte de
Wissembourg précise que le terrain donné se situait entre deux ou trois petites
rivières et une voie ou point de repère, et que la partie donnée des forastis comprenait la moitié de la
forêt. Elle précise également que le
donateur transfert un quart de sa portion de ses terres dans les Vosges. Pourtant, en générale, l’absence
d’informations dans les chartes est typique. On n’y fait guère mention, par exemple,
du nombre ou de l’étendue des mansi, campi et prati donnés, ni des bornes de ces territoires ; il est de
même pour le nombre (et les noms) des mancipii
et accolae. Les noms des mancipii apparaissent assez fréquemment dans ces chartes, mais les
informations précises des propriétés foncières ne sont presque jamais
mentionnées.
Ce silence est frappant. On doit imaginer que d’autres documents ou du
savoir local (la mémoire des boni homines)
devait être invoqués pour que les chartes aient une valeur légale en cas de dispute. Mais ces informations ou précisions n’ont
laissé aucune trace dans la documentation qui nous reste. Le document qu’on gardait le plus, avec
l’intention évidente de le garder à jamais, était la charte confirmant la
relation entre le donateur et le monastère.
Ce fait pourrait modifier, de manière subtile mais significative,
comment nous interprétons ces documents. Il donne à réfléchir aux historiens, comme moi
par exemple, qui ont utilisé ces chartes pour étudier les détails de la
propriété aristocratique (ou monastique), le pouvoir fondé sur la terre, les
notions contemporaines de l’habitat, et les communautés rurales. Je ne dis absolument pas qu’il n’y avait pas de
don réel de terres etc. derrière ces chartes. Il est néanmoins possible que le
contrôle des ressources foncières soit plus lâche à cette époque précoce qu’on n’a
imaginé. Quoi qu’il en soit, ce que je
trouve assez surprenant, est le fait que les contemporains n’ont pas conservé
les détails des terres données. Si on
compare ces chartes aux documents compris dans les formulaires, cette
conclusion devient plus remarquable. Les
documents modèles des formulaires sont obsédés par les détails légaux des
transactions. Tout se passe comme si les
auteurs des chartes avaient adopté ces formules et les avaient copiées
directement, sans insérer les détails imaginés par les auteurs de ces
derniers. Les intentions des auteurs des
formulaires semblent donc très différentes de celles des auteurs des
chartes. Les chartes conservent la
mémoire de l’acte de donation, de la
cérémonie et des relations socio-politiques ainsi créées. Donc il parait que ce qui comptait le plus
pour ceux qui participaient dans ces échanges était les relations socio-politiques,
l’immatériel plutôt que le matériel. Ceci
changeait pendant le huitième siècle, sans doute. On trouve des informations de plus en plus précises
dans les chartes de cette époque. La
gestion des terres par les monastères devient plus serrée à la fin du huitième
et au cours du neuvième siècle.
On peut tirer des
conclusions semblables pour les soumissions aux rois francs des ducs ou des princes
des pays limitrophes, comme l’ont souligné beaucoup d’historiens: chaque partie
gagne. Les rois ou les empereurs
manifestent aux hommes importants du royaume (qui étaient peut-être leurs concurrents
pour le pouvoir), la puissance royale, en faisant soumettre des princes à leur
autorité; les princes, de leur côté, montrent à leurs propres aristocrates qu’ils
ont le soutien du roi.
Je suis arrivé à ces observations
après une étude de la guerre et de la prédation que j’ai entrepris pour un
colloque qui a eu lieu à Francfort l’année dernière. L’historiographie de la guerre au haut
moyen-âge et celle de l’habitat et de l’économie ont suivi toutes les deux des
trajets assez différents ; il est donc intéressant de les faire
confronter. Une telle confrontation
découvre quelques problèmes de l’histoire traditionnelle de la guerre et de la
politique. On imagine souvent qu’on a
fait la guerre pour prendre le butin de l’ennemi. Ce butin fournit aux rois des dons pour des
aristocrates puissants, ces aristocrates peuvent ainsi faire des dons à leur
tour à leurs adhérents, etc. Dans cette
perspective, c’était le butin qui a huilé la machine politique du royaume
haut-médiéval. D’après la thèse célèbre
de Timothy Reuter, l’absence de guerre a entrainé le déclin du royaume ouest-franc
au neuvième siècle. Par contre, le
royaume est-franc pouvait mener des guerres contre les Slaves, par exemple, et
donc est resté plus fort. On pourrait proposer
des hypothèses semblables pour d’autres royaumes du haut moyen-âge: l’Espagne
Wisigothique, par exemple. Ça va sans le
dire qu’il s’agit ici d’une thèse et d’un historien exceptionnels, mais il y a quelques
problèmes avec cet argument. Quand on
tient compte des données archéologiques on a raison de demander d’où venait ce
butin. Pendant beaucoup du haut
moyen-âge, avant le neuvième siècle, les habitats ruraux étaient assez pauvres;
il n’existait pas de grandes villes commerciales, même les habitats
aristocratiques ne laissaient pas de traces matérielles riches; seules les
monastères et les grandes églises contenaient des richesses, et les armées chrétiennes
ne saccageaient pas ces bâtiments sacrés – ou au moins on ne les saccageait pas
d’habitude! Il y a environ treize ans, à
un colloque à Birmingham, Chris Wickham a comparé la fréquence des invasions
franques de l’Italie et la pauvreté matérielle des habitats de l’Italie du
nord. Dans sa communication, il s’est
posé la question de ce que les Francs ont pillé dans ce paysage. On pourrait plaisanter en disant que la
pauvreté archéologique de la région manifeste le succès et la rigueur des
pilleurs francs, mais l’absence de donnés archéologiques pose un problème historiographique
réel. En plus, beaucoup, même la plupart, des campagnes militaires se
conduisaient dans des paysages frontalières pauvres, comme les territoires
Basques des Pyrénées, la marche Bretonne, la frontière slave, les marches
anglo-galloises.
Donc il semble probable
que les razzias ne pouvaient pas produire un riche butin. Pour gagner ce genre de butin il fallait
battre l’armée ennemie, ou la réduire à la soumission. Les guerriers prenaient leurs richesses avec
eux, en forme d’armes et d’harnachement somptueusement décorés, en forme de
vêtements riches, et en forme de chevaux avec harnachement richement orné. Également, les rois amenaient leurs trésors
avec eux, comme beaucoup d’histoires le confirment. Charles le Chauve – commandant fort et
créateur mais peu heureux – a deux fois perdu son trésor après une défaite, une
fois contre les Bretons, et une fois contre son neveu, Louis le Jeune. Les annales
de Fulda décrivent cette dernière défaite en détail, mentionnant des vendeurs
de boucliers et d’autres négociants qui suivaient l’armée de Charles. De plus, une interprétation séduisante du
Staffordshire Hoard est que les objets dans ce trésor faisaient partie d’un
tribut payé aux vainqueurs après une bataille.
Beaucoup de ces objets sont des appliqués, brisés brusquement par une
poignée d’épée.
Ceci dit, les batailles
étant assez rares, même si elles étaient plus fréquentes qu’à des époques plus
récentes. Il est donc question de savoir pourquoi les rois sont allés en
campagne si souvent. Pourquoi les
aristocrates ont-ils voulu aller en guerre?
Et ce qui est clair est qu’ils l’ont bien voulu; on pourrait citer des
cas fameux d’aristocrates francs du sixième siècle qui menaçaient avec violence
leurs rois afin qu’ils leur mènent en campagne - même des rois redoutables comme
Thierry I et Chlothaire I ! Il me
semble que l’explication de la fréquence de ces campagnes devrait reconnaître
l’importance des ressources immatérielles qu’on pouvait gagner en faisant la
guerre: à savoir, le patronat du roi ou des aristocrates les plus puissants ;
l’opportunité de faire preuve de dextérité avec les armes, ou de son habilité
stratégique ou tactique ; l’occasion de se montrer fort, hardi, courageux,
fidèle. On doit se souvenir de la base belliqueuse
ou militaire sur laquelle se reposait tant d’identités du haut moyen-âge: l’ethnicité
franque (ou gothe, ou lombarde), la masculinité, la noblesse. Comment serait-il possible de démontrer qu’on
occupait une telle position dans la société sans aller en campagne de temps en
temps, sans faire preuve de ces bases fondamentales de l’identité? Il faut également tenir en compte le fait que
l’armée était la principale institution politique du royaume. Faire partie de l’armée, c’est participer à
la politique. Dans l’armée on pouvait
renouveler des liens avec ses alliés et ses subordonnés, on pouvait recevoir
des titres, des honores et d’autres
faveurs du roi. On pouvait grimper
l’échelle sociale.
L’affaire célèbre de Matfrid et Hugo en 827 trouble
la thèse de Reuter mais soutient l’interprétation que je viens de proposer. Louis le Pieux a dirigé Matfrid et Hugo à la marche
hispanique pour combattre une invasion par les Musulmans de l’Espagne, mais ces
deux hommes ont assemblé une armée et ils ont marché si lentement que l’affaire
était terminé avant leur arrivée. Si le
butin était le sine qua non de la
politique, pourquoi est-ce qu’ils auraient hésité? L’Espagne était une région plus riche que les
autre pays limitrophes de l’empire Carolingien.
Si on suit la thèse de Reuter, ceci aurait été une opportunité
excellente de prendre du butin et de revenir à la cour avec des trésors que Matfrid
et Hugo auraient pu utiliser ensuite pour assurer leur prééminence auprès du
roi. Mais faire la guerre en Espagne signifiait
l’éloignement du centre politique du royaume ; on courait ainsi le risque de perdre la faveur
de l’empereur et d’abandonner le principal champ de lutte politique à ses
rivaux. Accompagner l’empereur en campagne, c’est important pour toutes les
raisons que je viens de décrire; pourtant, conduire une campagne loin de son empereur
et de ses rivaux, c’est toute autre chose.
Revenons donc à la
soumission des chefs, des princes ou même des rois gouvernant des territoires
ou des peuples périphériques: des Basques, par exemple, des Bretons, des Saxons
peut-être. Les Saxons payaient un tribut
de 500 vaches par an. Il est difficile
d’imaginer qu’un roi Mérovingien comme Chlothaire I ait beaucoup prisé un don
de 500 vaches, étant donné ses vastes ressources. Qu’est-ce que les chefs Basques ont donné aux
rois Wisigothiques ou Francs quand les armées franques ou gothes ravageaient
leurs territoires? Des moutons
peut-être? Du fromage? Quelles richesses ont les rois mineurs
Gallois données au roi de Mercia? Je voudrais
suggérer que le contenu précis du
tribut importait beaucoup moins que l’acte
rituel de donation, de soumission, observé par les grands des deux
royaumes. Il y a deux histoires qui
suggèrent que les objets acquis en campagne pouvaient être restitués aux
propriétaires. La Vie du saint anglo-saxon Guthlac fait mention de son remboursement
d’un tiers du butin qu’il avait pris dans ses campagnes. La célèbre histoire du vase de Soissons fait également
penser à la possibilité, au moins, du retour d’objets valables pillés par des
bandes de guerriers.
Enfin, je reviens aux
chartes Mérovingiennes. Serait-il
possible d’imaginer que les terres et d’autres ressources données aux
monastères étaient moins importantes que l’acte de donation? Et que cette importance relative se laisse
apercevoir par l’absence de détail dans ces documents, une absence qui peut
surprendre d’un point de vue légal?
Je suggère que le
capital le plus important qui circulait dans l’économie du haut moyen-âge jusqu’au
neuvième siècle, qui circulait derrière la liste des prix ou des équivalences
de la Loi Ripuaire, était le capital social et politique. Bien entendu, ce type de capital prenait une
forme matérielle, mais la relation entre le capital matériel et le capital
social n’était pas toujours directe, comme c’est le cas aujourd’hui. Le capital matériel et le capital social pouvaient
être associés de façon purement symbolique ou métonymique. Les objets pouvaient être, pour employer une
expression anglaise philosophique, des ‘placeholders’ pour des relations
sociales. Évidemment l’importance des
relations établies par un don, ou le statut des personnages ainsi liés, pouvaient
se traduire par la valeur des objets échangés.
Faire ce lien entre la valeur matérielle et la valeur sociale du don
serait même la norme. Cependant, je
voudrais briser la relation automatique ou nécessaire entre ces deux éléments. Il est possible que des objets qui nous
semblent assez banales, comme des boucles de ceinture (qui étaient très simples
au sixième siècle), aient porté un symbolisme riche en signification
sociale. Si on peut se fier au
témoignage de la Loi Ripuaire, le fourreau était aussi valable que l’épée. Des objets pouvaient porter en eux des
mémoires, des traditions, des histoires; ils pouvaient agir, pour parler ainsi,
sur des acteurs humains de l’époque, sans que la valeur intrinsèque de ces
objets soit évidente aux chercheurs modernes.
On pouvait naturellement rapprocher ces deux aspects du don, avec, par
exemple, l’ornementation des reliques et de leurs châsses. Mais pas toujours. Prenons, par exemple, la sainte lance
conservée à la Schatzkammer à Vienne, avec son étiquette amusante: “Heilige
Lanze (Karolingische: 8. Jahrhundert)”.
Ce n’est qu’un fer de lance assez banale mais ... c’est la sainte lance.
Je suggère que les
objets signifiaient none seulement les relations formelles, les rôles &c. mais
aussi ce que ces relations, ces rôles devaient ou même pouvaient être. C’est à
dire, dans la vocabulaire de Jacques Lacan, qu’ils fonctionnaient non seulement
dans le champ du symbolique mais aussi dans le champ de l’imaginaire. Ceci ouvre un espace de signification qui ne
pouvait être rempli par le simple valeur matérielle ou sociale ou la fonctionnalité.
En conclusion, je ne
veux pas suggérer que les objets de valeur matérielle n’étaient pas estimés par
les hommes du moyen âge. Je ne pense pas
qu’il n’y ait pas de rapport entre la valeur intrinsèque d’un objet et
l’importance, soit des personnes qui les possèdent, soit des relations sociales
établies ou manifestées par le don d’un tel objet. Je ne soutiens pas l’hypothèse que la
compétition sociale ne concernait pas les choses matérielles, ou les bases
foncières de la production.
Ce que je propose est
simplement quelques modifications à l’interprétation de la compétition
socio-politique du haut moyen-âge. Je voudrais
d’abord briser le lien souvent imaginé entre la valeur monétaire ou matérielle
et la valeur sociale d’un objet ou d’une ressource. Nous devrions mettre l’accent plus souvent
sur les ressources sociales ou politiques – l’immatériel, l’idéologique. Au haut moyen-âge on se rivalisait pour des
choses intangibles: le patronat, le soutien, l’alliance. Ces ressources étaient peut-être plus
limitées que les ressources matérielles.
En fin de compte il existait un ‘zero-sum game’ concernant l’accès à ces
ressources, bien que beaucoup d’historiens
aient justement mis en question l’existence d’un tel jeu en ce qui
concerne les ressources matérielles. A
cette époque, on pouvait partager des biens matériels, des assiettes fiscales
et foncières, des forêts, des revenus des terres, des services. C’était beaucoup plus difficile de partager
l’importance, l’influence, le privilège, la préséance – les choses qui
dominaient la politique du haut moyen-âge et qui gouvernaient ses
dynamiques. Au point de vue des
ressources immatérielles, la compétition dans les sociétés du haut moyen-âge
était plus acharnée que nous l’avons imaginé.